Crédit photo : Michael Appleton / NYT / Redux
Nassim Nicholas Taleb dit que sa profession est »probabiliste ». Mais sa vocation est de montrer comment ce qui est imprévisible devient soudainement probable.
Nassim Nicholas Taleb est »irrité », dit-il à Bloomberg Television le 31 mars dernier, à chaque fois que la pandémie du coronavirus est indiquée comme étant un »cygne noir », un terme qu’il a créé et utilisé pour identifier les événements qui sont autant rares que catastrophiques, dans son livre best-seller de 2007 du même nom. Le Cygne Noir avait pour but d’expliquer pourquoi, dans un monde connecté, nous avions besoin de changer nos manières de faire en ce qui a trait aux affaires et aux normes sociales – et non, comme il le dit récemment, de donner »un cliché pour n’importe quels événements infortunés qui puissent nous arriver ». De plus, la pandémie était totalement prévisible – lui, comme Bill Gates, Laurie Garrett et d’autres, l’avaient prédite – c’est tout au plus un »cygne blanc », si jamais il en est un. »Nous avons fait connaître notre mise en garde que, effectivement, il faudrait la tuer dans l’oeuf, » dit Taleb à Bloomberg. Les gouvernements »ne voulaient pas dépenser quelques cents en janvier; ils seront maintenant obligés de dépenser des trillions de dollars. »
L’avertissement auquel Taleb fait référence est apparu dans un article le 26 janvier dernier, article qu’il a co-écrit avec Joseph Norman et Yaneer Bar-Yam, quand le virus était encore majoritairement confiné en Chine. L’article mentionne que, grâce à une »connectivité croissante », la propagation serait »non-linéaire »- deux éléments-clés qui ont contribué aux inquiétudes de Taleb. Pour les statisticien.nes, la »non-linéarité » décrit des événements qui ressemblent beaucoup aux pandémies : des conséquences disproportionnées en lien avec des causes connues (la structure et la croissance d’éléments pathogènes, par exemple), venant de causes à la fois inconnues et impossibles à connaître (le temps d’incubation du virus chez l’humain ou encore des mutations aléatoires), ou des interactions excentriques provenant de causes variées (les besoins du marché et les voyages en avion), ou encore d’une croissance exponentielle (les contacts humains dû au grand nombre de réseaux existants), ou toutes ces causes en même temps.
»Ce sont des problèmes de ruines potentielles », peut-on lire dans l’article, là où l’exposition peut »amener à une certaine éventuelle extinction ». Les auteurs appellent à »réduire et élaguer les réseaux de contacts », et d’autres mesures que nous associons maintenant au confinement et à la distanciation sociale. »Les décisionnaires doivent agir rapidement », concluent les auteurs, »afin d’éviter l’erreur selon laquelle le réponse appropriée de l’incertitude face à une éventuelle catastrophe irréversible équivaut à de la « paranoïa » »( »Si nous avions utilisé les masques à l’époque » – fin janvier – »nous aurions pu éviter cette paranoïa », m’a dit Taleb).
Pourtant, pour les gens qui connaissent son travail, l’irritation de Taleb peut sembler un peu forcée. Sa profession, comme il le dit, est »probabiliste ». Mais sa vocation est de dévoiler comment ce qui est imprévisible devient très rapidement probable. Si Taleb a eu raison à propos de la propagation de cette pandémie, c’est parce qu’il est très conscient et alerte des dangers que représentent la connectivité et la non-linéarité en général, que ce soit pour les pandémies ou pour d’autres calamités miraculeuses dont le Covid-19 est un signal d’alarme. »On me demande constamment la liste des quatre prochains cygnes noirs », me dit Taleb, et nous passons complètement à côté du sujet. D’un côté, le fait de se concentrer sur son article paru en janvier nous détourne de son objectif principal qui est de construire des structures politiques de manière à ce que les sociétés puissent supporter le choc de tels événements imprévisibles.
Bien sûr, ce qui donne des ulcères à Taleb ce sont les économistes, les représentant.es, les journalistes et les décisionnaires – les »empiriques naïfs »- qui pensent que nos lendemains ont de très bonnes chances d’être comme nos jours passés. Il explique dans une entrevue que ce sont ces personnes qui, en consultant la »courbe en cloche », se concentrent sur le milieu de la courbe en oblitérant totalement les »larges extrémités » – les événements qui semblent »statistiquement isolés », mais qui »contribuent le plus aux résultats » en précipitant la chaîne de réaction, dit-il. (La semaine dernière, Dr Phil disait à la journaliste Laura Ingraham de Fox News qu’il faudrait ouvrir le pays de nouveau, insistant, à tort, que »trois cent soixante mille personnes meurent à chaque année à cause des piscines, nous ne fermons par le pays pour autant ». En réponse, Taleb écrivit sur Twitter : »Se noyer en nageant est extrêmement contagieux et multiplicatif. ») L’empirisme naïf nous place de plein pied dans »le Cygne Noir », dans le »Médiocristan ». Nous vivons en ce moment en »Extrémistan ».
L’impatience de Taleb, âgé de soixante et un an, ne vient pas de nulle part. Quand il était jeune, il a vécu la guerre civile au Liban, guerre ayant été précipitée par les milices palestiniennes s’enfuyant de Jordanie pour échapper à la chute, en 1971, puis suivit des affrontements sanglants entre les chrétiens maronites et les musulmans sunnites, amenant avec eux les Shiites, les Druzes et les Syriens du même coup. Le conflit aura duré quinze ans, laissant derrière presque quatre-vingt-dix milles victimes. »Ces événements étaient totalement inexplicables, mais des personnes intelligentes ont pensé être capables de donner des explications – après coup », écrit Taleb dans son livre Le Cygne Noir. »Plus la personne est intelligente, plus ses arguments sembleront faire sens. » Mais qui aurait pu prédire »que les populations servant de modèles de tolérance auraient pu devenir du jour au lendemain les peuples les plus barbares qui soit ? » Considérant les atrocités que le XXème siècle aura vu naître, la question semble ingénieuse, mais l’expérience de Taleb prend ses racines dans l’expérience de la violence elle-même. Il devint, avec le temps, fasciné, outré par les extrapolations d’une normalité illusoire – la banalité du vice. »J’ai revu par après la même compréhension illusoire envers les succès d’affaires et dans les marchés financiers, » écrit-il.
»Après » commence en 1983 quand, après être passé par l’université à Paris et avoir obtenu une Maîtrise en Gestion des Affaires, Taleb est devenu un courtier d’options – »son identité primaire », dit-il. Durant les douzes années qui suivront, il fera deux cent mille transactions et examinera plus de soixante-dix mille rapports sur le risque de gestion d’affaire. Pendant cette période, il développera également une stratégie d’investissement qui permet de s’exposer à des pertes régulières, mais petites, tout en se positionnant dans une situation avantageuse en cas de gains irréguliers, mais massifs – comme un aventurier capitaliste. Il explore particulièrement les scénarios de dérivatif : les ensembles d’actions où les »larges extrémités », la volatilité des prix, par exemple – peuvent à la fois enrichir et appauvrir les courtiers et le font de manière exponentielle plus l’échelle du mouvement est grande.
Il y a eu ces années, où, emboitant le pas au Japon, de très grandes usines américaines se sont converties au type de production »juste à temps », qui impliquait d’intégrer et de synchroniser la chaîne d’approvisionnement afin de ne commander les produits en question seulement lorsque nécessaire, souvent en privilégiant un seul et unique fournisseur autorisé. L’idée était que de réduire l’inventaire permettait de réduire les coûts. Mais Taleb, extrapolant en se servant de son expérience de courtier à risque, croyait que de »faire de la gestion sans coussin de protection était irresponsable », parce que les événements de »larges extrémités » ne peuvent jamais être complètement évités. Comme énoncé dans le rapport mensuel de la Revue d’Affaires de Harvard, les fournisseurs chinois ayant dû fermer leurs portes pour cause de pandémie et cela a eu pour effet d’entraver la capacité de production d’une majorité des compagnies qui dépendaient d’elle.
L’apparition des réseaux d’information globale a amplifié les inquiétudes de Taleb. Il vit une impatience particulière envers les économistes qui virent ces réseaux comme étant stables – qui croyaient que la moyenne des pensées ou des actions, provenant d’un groupe toujours plus vaste, créerait un standard de tolérance toujours plus grand – et qui croyaient que les foules ont une sagesse, et les plus grandes foules une plus grande sagesse. Ainsi connectés, les acheteurs et vendeurs institutionnels étaient supposés produire des marchés dits »rationnels », stables, une supposition qui semblait justifier les dérégulations des produits dérivés, en 2000, ce qui accéléra le crash de 2008.
Comme Taleb me disait, »Le grand danger a toujours été une surabondance de connectivité. » Permettre la prolifération de réseaux globaux, autant physiques que virtuels, incorpore inévitablement des risques à »extrémités larges » dans un système toujours plus interdépendant et fragile : on parle entre autres des agents pathogènes ou des virus numériques, ou l’exposition au »hacking » des réseaux d’information, ou les gestions irresponsables de budget par les institutions financières ou les gouvernements d’état ou encore les attentats terroristes spectaculaires. N’importe quel événement nommé ci-haut peut enclencher une réaction en chaîne, une chute massive – un vrai cygne noir – de la même manière qu’un seul transformateur électrique peut créer une panne électrique généralisée dans un secteur.
Le coronavirus a initié un mouvement pour les citoyen.nes ordinaires dans la cohue ésotérique que Taleb décrit dans ses livres. Qui peut prédire les changements dans les pays quand la pandémie sera terminée ? Ce que nous savons, dit Taleb, est ce qui ne peut continuer d’exister tel quel. Il dit être »trop cosmopolite » pour voir les réseaux globaux disparaître, malgré que le scénario soit envisageable. Mais il aimerait que soient créés des équivalents institutionnels des »systèmes de sauvegarde, des protocoles gardes-fous, des disrupteurs de circuits », beaucoup d’idées qu’il résume dans son ouvrage préféré, le quatrième, »Antifragile », publié en 2012. Pour les pays, il envisage des principes politiques et économiques qui équivalent à une de ses stratégies d’investissement : que les exécutifs dans les gouvernements et corporations acceptent qu’il puisse y avoir peu, ou moins de gains dans leurs investissements financiers, tout en se protégeant des pertes catastrophiques.
N’importe qui ayant lu les »Federalist Papers » peut deviner où veut en venir Taleb. La »séparation des pouvoirs » est de loin le mode de gouvernance le moins efficace ; accomplir la moindre tâche implique un procédé chronophage et complexe afin d’obtenir un consensus dans les zones de pouvoirs. Mais James Madison comprit que la tyrannie – peu importe à quel point cette idée était loin dans la tête des potentiels présidents de l’époque – était désastreuse autant pour une république que pour la condition et les droits humains, d’où la nécessité d’atténuer les éléments permettant l’élévation de sa structure. Pour Taleb, un pays antifragile encouragerait la distribution du pouvoir dans de plus petites structures, plus locales, expérimentales et auto-suffisantes – en gros, construire un système qui pourrait résister aux aléas plutôt que de s’écrouler au moindre choc. (Le terme qu’il emploie pour parler de cette distribution bénéfique de pouvoir est »fractal ».)
Nous devrions décourager la concentration de pouvoir dans les grosses corporations, »incluant une restriction sévère au lobbying », dit Taleb. »Quand un pour cent de la population possède cinquante pour cent des revenus, nous avons affaire à une »large extrémité » ». Les companies ne devraient pas pouvoir engranger des profits grâce au pouvoir du monopole, »à la recherche de rentes » – utilisant ce pouvoir non pas pour construire, mais pour extraire une part encore plus large des surplus. Il devrait y avoir une meilleure distribution des pouvoirs d’état jusqu’à créer des gouvernements de comté, là où le contrôle et la responsabilité vont du bas vers le haut, et non l’inverse. Cela pourrait permettre à de nouvelles entreprises de voir le jour et d’encourager des méthodes d’éducation qui mettent l’accent sur »l’apprentissage concret dans l’action et sur les apprenti.es » plutôt que sur une glorification de la certification académique pure et dure. Il pense ainsi que »nous devrions avoir une Journée Internationale de l’Entrepreunariat ».
Cela dit, Taleb ne croit pas que les gouvernements devraient abandonner les citoyen.nes touché.es par des événements qu’ielles ne peuvent aucunement anticiper ou contrôler. (Il dédie son livre »Skin in the Game » paru en 2018, à Ron Paul et Ralph Nader.) »L’État », dit-il, »ne devrait pas vous faciliter la vie, comme une mère libanaise, mais devrait pouvoir intervenir et vous aider en cas de crise, comme un riche oncle libanais. » En ce moment, par exemple, les gouvernements devraient, bien sûr, envoyer des chèques aux citoyen.nes sans emploi et aux travailleur.es autonomes. ( »Vous ne sauvez pas les compagnies, vous sauvez les individus. ») Taleb proposerait également un revenu minimum garanti, comme le suggère Andrew Yang, qu’il admire et a soutenu par le passé. Mais surtout, les gouvernements devraient être les assureurs principaux de la santé, bien que Taleb préfère ne pas avoir une assurance santé contrôlée par le fédéral mais plutôt par les gouvernements provinciaux, comme au Canada. Et, tout comme les dirigeant.es de compagnies fournisseuses, le gouvernement fédéral devrait créer des fonds pour empêcher que les systèmes de santé publiques soient en crise : »Si le gouvernement peut dépenser des trillions de dollars pour entreposer des armes nucléaires, il se doit alors de dépenser des dizaines de milliards de dollars pour entreposer des ensemble de tests médicaux et des respirateurs artificiels. »
Du même coup, Taleb s’oppose catégoriquement à ce que les États puissent s’endetter de manière aussi colossale. Il pense que, au contraire, les riches devraient être taxé.es de manière aussi disproportionnée que nécessaire, »mais aussi localement que possible. » La solution est de »construire quand il y a abondance, » quand l’économie est florissante, et ainsi réduire la dette, ce qu’il appelle »la dépossession intergénérationnelle ». Les gouvernements devraient alors encourager le développement de diverses normes de gestions gouvernementales : créer des frontières politiques, jusqu’au municipal, qui, dans le cas d’une urgence épidémique, pourraient être fermées ; forcer les banques et les corporations à avoir une plus grande réserve de liquidités de manière à ce qu’elles soient indépendantes en cas de trop grande volatilité ; tout en s’assurant que la fabrication, le transport, l’information et le système de santé aient suffisamment de matériel entreposés pour tenir le coup. ( »C’est pourquoi Mère Nature nous a donnée deux reins. ») Taleb est particulièrement en faveur d’entraver tout »aléa moral », prenant en exemple les banquiers devenant riches en pariant, et perdant, avec l’argent des autres. »Dans le code d’Hammurabi, si une maison s’écroule et vous tue, l’architecte sera mis à mort, », me dit-il. En équivalence, n’importe quelle compagnie ou banque qui reçoit l’aide du gouvernement doit s’attendre que ses dirigeant.es soient renvoyé.es et les actions vendues, en cas de faillite. »Si l’État vous aide, ce sont les payeurs de taxes qui vous possèdent. »
Certains des principes de Taleb semblent être à peine plus que des expériences de pensées ou ne sont pas toujours compatibles les unes les autres. Comment pouvons-nous taxer plus localement, ou fermer les frontières d’un village ? Si les payeur.es de taxes possèdent les actions d’une société, cela signifie-t-il que les compagnies pourraient être nationalisées, fragmentées ou même régulées sévèrement ? Mais de demander à Taleb de décrire l’antifragilité de toutes les manières possibles revient à demander à Thomas Hobbes de résumer la souveraineté en une phrase. Le défi le plus important est de comprendre le danger pour lequel les solutions politiques doivent être conçues ou improvisées; la société n’a pas à endurer les résultats d’une gestion gouvernementale complaisante. « Il semblerait plus efficace de rentrer chez soi en voiture à deux cents milles à l’heure », m’a dit Taleb. « Mais il y a des chances que vous n’y arriviez jamais. »
https://www.newyorker.com/news/daily-comment/the-pandemic-isnt-a-black-swan-but-a-portent-of-a-more-fragile-global-system
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Traduction : Thomas Duret
Lien de l’article original paru le 21 avril 2020 :
https://www.newyorker.com/news/daily-comment/the-pandemic-isnt-a-black-swan-but-a-portent-of-a-more-fragile-global-system