Le Web ne nous a jamais semblé aussi collaboratif depuis sa création. Pourquoi avons-nous eu besoin d’une pandémie pour que cela ait lieu ?
UN TEXTE D'ANGELA MISRI paru dans The Walrus ILLUSTRATION DE DALBERT B. VILARINO Mis à jour le 1er Mai 2020 – 16:00 Publié 29 avril 2020 – 13:04 **
Depuis la mise en ligne en 1991 du premier site internet, le monde numérique s’est fragmenté de plusieurs manières donnant libre cours à des comportements nocifs, comme la vengeance pornographique ou l’intimidation numérique, se transformant en une archive contenant tout ce qu’il existe de mauvais dans notre humanité. Mais, au milieu d’une pandémie globale, comme beaucoup d’entre nous sommes en isolement, le World Wide Web a commencé à réfléchir une version de ce que son inventeur, Tim Berners-Lee, avait imaginé : un groupe d’idées partagées non pas dans un but économique ou d »obtenir une certaine gloire, mais bien dans le but de développer et concentrer le meilleur du savoir humain.
Que ce soit la compagnie Zoom offrant des améliorations et avantages gratuitement pour les écoles, les compagnies de télécommunication canadiennes annulant les frais de communications interurbaines pour tous.tes ceux.celles travaillant de chez eux.elles, ou encore Uber offrant son service de livraison de nourriture gratuitement pour les travailleur.es de la santé, l’écosystème numérique voit naître un boom d’altruisme au niveau organisationnel.
L’entraide semble également s’étendre aux interactions entre les utilisateur.trices en ligne. Les gens prennent contact plus régulièrement avec des personnes éloignées dans leur cercle social. Des étranger.es sur Twitter offrent généreusement de payer les dépenses essentielles à d’autres personnes dans le besoin. Les professionnel.les du milieu de la santé mentale, des professeur.es de yoga et des auteur.es offrent leurs services en ligne – gratuitement – afin de permettre aux confiné.es de relâcher la pression et briser l’isolement. Même sur Reddit, le forum où l’on jète allègrement du vitriol sur tout dès que possible, Bill Gates a hébergé un événement de style FAQ (Foire aux Questions), appuyé par son conseiller scientifique en chef et de la tête dirigeante de la Fondation Gates pour la Santé. Avec l’aide de ces médecins, Gates répondait aux questions sur des sujets aussi variés que les dépistages et test du coronavirus, comment enseigner les règles de sécurité pendant une pandémie et dans quelle durée raisonnable pouvons-nous espérer l’apparition d’un vaccin viable.
Il est vrai que ce n’est pas la première fois qu’une vague de support massif en ligne voit le jour, comme celle qui avait eu lieu pour le FDNY (Département des pompiers de la ville de New-York) après les attaques du 11 septembre. Mais ces moments avaient été submergés par une rhétorique haineuse (notamment avec les théories du complot). La mésinformation semble se répandre aussi rapidement que les faits. Alors que la mésinformation, le racisme et la violence sont des problèmes qui existent toujours malgré la pandémie, les citoyen.nes et utilisateurs.trices semblent plus engagé.es à se réunir autour de ce que nous avons en commun – notre peur et les potentiels scénarios de sortie de cette crise provoquée par le COVID-19.
En 1989, Tim Berners-Lee travaillait pour la OERN (Organisation Européenne de la Recherche en Nucléaire) quand il est arrivé avec cette idée de pouvoir échanger de l’information pour les chercheur.es travaillant sur différents ordinateurs. Cela prendra encore une année pour que cette idée, au début appelée Mesh, devienne une version préliminaire du Web. À cette époque, l’employeur de Berners-Lee mit l’idée de côté tout en lui permettant de pouvoir continuer à écrire le code qu’il pensait pouvoir être l’architecture d’une plate-forme permettant le partage de documents en temps réel. Les débuts de l’internet existaient déjà grâce à ARPANET et au financement du Département de la Défense des États-Unis, mais ce fut Berners-Lee qui fut la clé pour rendre cet outil en construction accessible à un large public. Au tout début, l’internet était un lieu où les codeur.es et programmeur.es pouvaient partager leur travaux gratuitement et en libre accès.
En avril 1993, l’OERN et Berners-Lee rendirent le programme du Web accessible au domaine public, donnant et cédant la licence et le code gracieusement – sans droit de suite aucun et pour toujours. L’année suivante, Berners-Lee fonda le Consortium du Web, une communauté internationale dédiée au développement des standards et recommandations du web, en promouvant les valeurs centrales de l’ouverture, de l’interopérabilité et de la neutralité marchande. Tout ce qui allait à l’encontre de ces principes fondateurs – que ce soit par les développeur.es, les programmes ou le codage – présentait un risque de causer des tensions dans la communauté grandissante. Ce type de propriété coopérative semble avoir fait apparaître la mentalité que nous ne devrions pas payer pour des choses qui sont normalement gratuites à partager ou à créer. Vous rappelez-vous quand nous avions à acheter un album entier même si nous n’aimions qu’une seule chanson ? Nous sommes maintenant dans une logique de contribution volontaire alors que nous sautons d’une plate-forme musicale à une autre tout en évitant les publicités et les responsabilités financières. À ce jour, l’industrie traditionnelle – principalement celle du média papier – en souffre et n’arrive pas à reproduire les manières de créer des revenus comme à l’époque pré-internet.
Par contre, la croyance que l’internet était gratuit et donc propriété publique fit baisser les standards de qualité des discours. N’importe qui pouvait écrire et partager n’importe quoi et l’anonymat montrait qu’il n’y avait que très peu d’impacts sur la réalité. Le pendule vacilla de la coopération bénévole du début à un côté plus sombre de la nature humaine, où les communautés pouvaient se rassembler autour d’idée violentes et haineuses. Avec l’apparition de la pandémie, le retour au pouvoir de la solidarité en nombre pourrait permettre de rétablir la donne en rétablissant le web de son côté le plus sombre.
Les pandémies ayant eu lieu dans le passé, de la peste noire à la grippe espagnole, ont répandu la mésinformation et la peur aussi intensément alors que les virus se déplaçaient d’une population à l’autre. Au milieu du XIVème siècle, quand la peste bubonique en était à son paroxysme, une des principales sources d’information était le bouche à oreille, ce qui s’avérait être beaucoup trop lent considérant la vitesse de propagation du virus. Alors que ceux.celles ayant succombé.es au virus en premier étaient enterré.es, les Européen.es et les Asiatiques dans les territoires avoisinants vaquaient à leurs occupations et menaient leur vie comme si de rien n’était, sans être conscient.es que la peste se répandrait à travers toutes les routes de commerces, sur les bateaux et dans les villages.
Apparue en 1918, la grippe espagnole – ainsi appelée parce que les journalistes espagnol.es ne souffrant pas de la censure furent capable d’en parler massivement pendant la guerre, et non pas parce qu’elle avait vu le jour en Espagne – se répandrait et atteindrait un bilan final d’environ 100 millions de morts à travers le monde. Le Canada aura souffert des pertes allant entre 50 000 et 55 000 canadien.nes et, suite à ce désastre, le Ministère de la santé sera mis sur pied, mais les nouvelles sur le taux de mortalité du virus ne dominèrent pas les médias. Pire encore, l’information sur sa dangerosité et sa viralité fut sous-représentée dans les médias en raison d’une censure de la presse au profit d’informations portant sur les efforts de guerre du pays. Dans les journaux, les nouvelles ayant rapport au virus étaient mises en relation avec le conflit armé. Parfois, les articles relatant des informations sur la maladie ne faisaient même pas la première page.
Le Canada ne fut pas le seul pays à commettre cette erreur. Plusieurs autorités locales en Italie et aux États-Unis minimisèrent la sévérité des éclosions en niant le nombre de morts ou la capacité de transmissions. Le directeur de la santé publique de la ville de Philadelphie, Wilmer Krusen, marqua l’histoire pour avoir minimisé les effets de la maladie sur la population. Alors que d’autres professionnel.les de la santé publique restreignaient l’accès aux rassemblements de masse, Krusen autorisa la tenue de la Parade des Bons du trésors de la Ville de Philadelphie comme prévu (réunissant près de 200 000 personnes – ndt). Suite à cela, au printemps 1919, il fut estimé que 12 000 personnes moururent de la grippe espagnole à Philadelphie.
Les pandémies du passé n’eurent pas le réseau de communications qu’internet nous offre aujourd’hui. Avec le virus COVID-19, nous avons été averti grâce à internet qu’une nouvelle maladie se répandait, et ce très tôt après sa découverte, alors que certains dirigeant.es dans les gouvernements minimisaient sa dangerosité. À la fin décembre 2019, le docteur Li Wenliand de Wuhan utilisa la plateforme WeChat pour avertir ses collègues médecins à l’international de l’apparition d’un virus semblable au SRAS chez certains de ses patient.es. Les autorités chinoises firent tout ce qui était en leur pouvoir pour entraver ces communications, mais à ce moment-là, il était déjà trop tard, l’alerte avait été lancée. Internet permit à l’information de se transmettre d’une personne à l’autre grâce à des témoignages de citoyen.nes et de l’information sur le terrain, ce qui permit à une certaine conscientisation face au danger de voir le jour, bien que beaucoup de gens et de gouvernements dans le monde furent plus lent à réagir.
Aux environs de l’époque où le virus fut déclaré comme étant au stade de pandémie, quand des médias, tels que Fox News, déclamaient à qui voulait l’entendre que la situation prenait des allures disproportionnées, la vérité était re-tweeté et re-posté sur les médias sociaux, la faisant apparaître de plus en plus haut sur nos fils d’actualité. Au même moment, alors que les gens avaient accès à l’information, ielles avaient également le choix de l’ignorer. Puisque de plus en plus de gens s’informent à partir des médias sociaux – où les algorithmes peuvent proposer de l’information en fonction des intérêts de la personne et exclure ce qui ne les intéresse pas – il y eut un risque que le sérieux de la situation soit perçu de manière différente dépendant de comment un.e utilisateur.trice perçoit le monde. Mais l’information vit le jour malgré tout, tout comme ces récits anecdotiques à propos de célébrités ayant contracté le virus (tel que Tom Hanks ou Idris Elba). Les récits de citoyen.nes se répandirent de plus en plus, et alors que le nombre de victimes continuait d’augmenter, ce fut au tour des médecins professionnel.les d’afficher leurs témoignages émouvants en temps réel sur Youtube, Twitter et Facebook.
Nous semblions être dans une situation sans précédent où les conversations authentiques pouvaient voir le jour. Et c’est exactement ce dont nous avions besoin pour nous rappeler pourquoi nous avons internet.
Il y a un stéréotype terrible qui entoure les usagers experts de l’internet – l’homme qui vit dans le sous-sol chez sa mère, dans la misère et la crasse, frustré contre la société et prêt à attaquer dans le dos, anonymement, dans le confort et la sécurité que lui offre son écran. Ce type de personne existe probablement, mais l’utilisateur.trice d’internet de 2020 se rapproche beaucoup plus de ce que nous sommes intimement, c’est-à-dire des êtres humains qui se tiennent au courant, s’informent et tentent de briser la solitude de nos vies en confinement.
Les trolls et les arnaqueur.es n’ont pas attendu l’apparition de la pandémie pour sévir. Ielles utilisent internet pour profiter et abuser des personnes vulnérables, et en répandant de fausses informations en les rendant virales. Mais les compagnies informatiques ont créé des mesures pour répondre et étouffer les potentiels abus. Le site d’Amazon identifie et bloque les personnes mal intentionnées qui s’approprient des stocks de vivres et besoins essentiels en grande quantité en les empêchant de revendre leurs stocks à profit. Twitter et Facebook retirent le contenu ayant un lien avec la pandémie qui pourrait causer des dégâts et des compagnies posent des actions concrètes pour enrayer l’épandage de fausses nouvelles sur le web.
Les gens se battent pour du papier toilette dans les supermarchés et les gouvernements prennent des mesures strictes et sévères contre les citoyen.nes qui brisent ou refusent la quarantaine, mais l’ambiance générale semble relativement positive sur internet, là où les gestes de solidarité se multiplient à chaque jour. Il sera intéressant d’observer si la communauté du web continuera d’agir ainsi lorsque nous pourrons retourner à la normale. Nous sommes tous.tes des participant.es (que nous le voulions ou non) à ce que le magazine The Atlantic appelle »la plus grande expérience naturelle d’ordre comportemental au monde ».
La question que nous devons nous poser maintenant est celle-ci : pouvons-nous faire en sorte que ces changements soient permanents ? Pouvons-nous revenir à l’essence même de ce que devait être internet au départ, selon Berners-Lee ? L’année dernière, à l’occasion des célébrations du 30e anniversaire d’internet, Berners-Lee nomma la »bataille du web » comme étant la bataille la plus importante de notre époque. »Les citoyen.nes doivent tenir les compagnies et les gouvernements comme responsables de leurs actions et de leurs engagements prit, en leur rappelant qu’ils doivent respecter et considérer le Web comme étant une communauté globale où les citoyen.nes sont le coeur même de la plate-forme », dit-il. »Si nous n’élisons pas des politicien.nes qui ont à coeur un Web gratuit et ouvert pour tous.tes, si nous ne faisons pas notre part pour encourager en ligne les dialogues constructifs, si nous continuons de cliquer et de donner notre consentement sans demander à ce que nos droits numériques soient respectés, nous abandonnons notre responsabilité de faire de ces problèmes une priorité aux agendas politiques de nos gouvernements. »
Si, en tant que majorité, nous refusons de voir les réalités inconfortables du Web en ne partageant de l’information que dans nos chambres d’échos, nous perdrons le progrès et les avancements faits pendant toutes ces années à un moment où soutenir une communauté numérique collaborative était encore entre nos mains.
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Lien de l’article original : https://thewalrus.ca/this-is-the-internet-we-were-promised/
Traduction : Thomas Duret
Correction : Stéphanie Duret