L’Internet que l’on nous avait promis

Le Web ne nous a jamais semblé aussi collaboratif depuis sa création. Pourquoi avons-nous eu besoin d’une pandémie pour que cela ait lieu ?

UN TEXTE D'ANGELA MISRI paru dans The Walrus
ILLUSTRATION DE DALBERT B. VILARINO
Mis à jour le 1er Mai 2020 – 16:00
Publié 29 avril 2020 – 13:04

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Depuis la mise en ligne en 1991 du premier site internet, le monde numérique s’est fragmenté de plusieurs manières donnant libre cours à des comportements nocifs, comme la vengeance pornographique ou l’intimidation numérique, se transformant en une archive contenant tout ce qu’il existe de mauvais dans notre humanité. Mais, au milieu d’une pandémie globale, comme beaucoup d’entre nous sommes en isolement, le World Wide Web a commencé à réfléchir une version de ce que son inventeur, Tim Berners-Lee, avait imaginé : un groupe d’idées partagées non pas dans un but économique ou d »obtenir une certaine gloire, mais bien dans le but de développer et concentrer le meilleur du savoir humain.

Que ce soit la compagnie Zoom offrant des améliorations et avantages gratuitement pour les écoles, les compagnies de télécommunication canadiennes annulant les frais de communications interurbaines pour tous.tes ceux.celles travaillant de chez eux.elles, ou encore Uber offrant son service de livraison de nourriture gratuitement pour les travailleur.es de la santé, l’écosystème numérique voit naître un boom d’altruisme au niveau organisationnel.

L’entraide semble également s’étendre aux interactions entre les utilisateur.trices en ligne. Les gens prennent contact plus régulièrement avec des personnes éloignées dans leur cercle social. Des étranger.es sur Twitter offrent généreusement de payer les dépenses essentielles à d’autres personnes dans le besoin. Les professionnel.les du milieu de la santé mentale, des professeur.es de yoga et des auteur.es offrent leurs services en ligne – gratuitement – afin de permettre aux confiné.es de relâcher la pression et briser l’isolement. Même sur Reddit, le forum où l’on jète allègrement du vitriol sur tout dès que possible, Bill Gates a hébergé un événement de style FAQ (Foire aux Questions), appuyé par son conseiller scientifique en chef et de la tête dirigeante de la Fondation Gates pour la Santé. Avec l’aide de ces médecins, Gates répondait aux questions sur des sujets aussi variés que les dépistages et test du coronavirus, comment enseigner les règles de sécurité pendant une pandémie et dans quelle durée raisonnable pouvons-nous espérer l’apparition d’un vaccin viable.

Il est vrai que ce n’est pas la première fois qu’une vague de support massif en ligne voit le jour, comme celle qui avait eu lieu pour le FDNY (Département des pompiers de la ville de New-York) après les attaques du 11 septembre. Mais ces moments avaient été submergés par une rhétorique haineuse (notamment avec les théories du complot). La mésinformation semble se répandre aussi rapidement que les faits. Alors que la mésinformation, le racisme et la violence sont des problèmes qui existent toujours malgré la pandémie, les citoyen.nes et utilisateurs.trices semblent plus engagé.es à se réunir autour de ce que nous avons en commun – notre peur et les potentiels scénarios de sortie de cette crise provoquée par le COVID-19.

En 1989, Tim Berners-Lee travaillait pour la OERN (Organisation Européenne de la Recherche en Nucléaire) quand il est arrivé avec cette idée de pouvoir échanger de l’information pour les chercheur.es travaillant sur différents ordinateurs. Cela prendra encore une année pour que cette idée, au début appelée Mesh, devienne une version préliminaire du Web. À cette époque, l’employeur de Berners-Lee mit l’idée de côté tout en lui permettant de pouvoir continuer à écrire le code qu’il pensait pouvoir être l’architecture d’une plate-forme permettant le partage de documents en temps réel. Les débuts de l’internet existaient déjà grâce à ARPANET et au financement du Département de la Défense des États-Unis, mais ce fut Berners-Lee qui fut la clé pour rendre cet outil en construction accessible à un large public. Au tout début, l’internet était un lieu où les codeur.es et programmeur.es pouvaient partager leur travaux gratuitement et en libre accès.

En avril 1993, l’OERN et Berners-Lee rendirent le programme du Web accessible au domaine public, donnant et cédant la licence et le code gracieusement – sans droit de suite aucun et pour toujours. L’année suivante, Berners-Lee fonda le Consortium du Web, une communauté internationale dédiée au développement des standards et recommandations du web, en promouvant les valeurs centrales de l’ouverture, de l’interopérabilité et de la neutralité marchande. Tout ce qui allait à l’encontre de ces principes fondateurs – que ce soit par les développeur.es, les programmes ou le codage – présentait un risque de causer des tensions dans la communauté grandissante. Ce type de propriété coopérative semble avoir fait apparaître la mentalité que nous ne devrions pas payer pour des choses qui sont normalement gratuites à partager ou à créer. Vous rappelez-vous quand nous avions à acheter un album entier même si nous n’aimions qu’une seule chanson ? Nous sommes maintenant dans une logique de contribution volontaire alors que nous sautons d’une plate-forme musicale à une autre tout en évitant les publicités et les responsabilités financières. À ce jour, l’industrie traditionnelle – principalement celle du média papier – en souffre et n’arrive pas à reproduire les manières de créer des revenus comme à l’époque pré-internet.

Par contre, la croyance que l’internet était gratuit et donc propriété publique fit baisser les standards de qualité des discours. N’importe qui pouvait écrire et partager n’importe quoi et l’anonymat montrait qu’il n’y avait que très peu d’impacts sur la réalité. Le pendule vacilla de la coopération bénévole du début à un côté plus sombre de la nature humaine, où les communautés pouvaient se rassembler autour d’idée violentes et haineuses. Avec l’apparition de la pandémie, le retour au pouvoir de la solidarité en nombre pourrait permettre de rétablir la donne en rétablissant le web de son côté le plus sombre.

Les pandémies ayant eu lieu dans le passé, de la peste noire à la grippe espagnole, ont répandu la mésinformation et la peur aussi intensément alors que les virus se déplaçaient d’une population à l’autre. Au milieu du XIVème siècle, quand la peste bubonique en était à son paroxysme, une des principales sources d’information était le bouche à oreille, ce qui s’avérait être beaucoup trop lent considérant la vitesse de propagation du virus. Alors que ceux.celles ayant succombé.es au virus en premier étaient enterré.es, les Européen.es et les Asiatiques dans les territoires avoisinants vaquaient à leurs occupations et menaient leur vie comme si de rien n’était, sans être conscient.es que la peste se répandrait à travers toutes les routes de commerces, sur les bateaux et dans les villages.

Apparue en 1918, la grippe espagnole – ainsi appelée parce que les journalistes espagnol.es ne souffrant pas de la censure furent capable d’en parler massivement pendant la guerre, et non pas parce qu’elle avait vu le jour en Espagne – se répandrait et atteindrait un bilan final d’environ 100 millions de morts à travers le monde. Le Canada aura souffert des pertes allant entre 50 000 et 55 000 canadien.nes et, suite à ce désastre, le Ministère de la santé sera mis sur pied, mais les nouvelles sur le taux de mortalité du virus ne dominèrent pas les médias. Pire encore, l’information sur sa dangerosité et sa viralité fut sous-représentée dans les médias en raison d’une censure de la presse au profit d’informations portant sur les efforts de guerre du pays. Dans les journaux, les nouvelles ayant rapport au virus étaient mises en relation avec le conflit armé. Parfois, les articles relatant des informations sur la maladie ne faisaient même pas la première page.

Le Canada ne fut pas le seul pays à commettre cette erreur. Plusieurs autorités locales en Italie et aux États-Unis minimisèrent la sévérité des éclosions en niant le nombre de morts ou la capacité de transmissions. Le directeur de la santé publique de la ville de Philadelphie, Wilmer Krusen, marqua l’histoire pour avoir minimisé les effets de la maladie sur la population. Alors que d’autres professionnel.les de la santé publique restreignaient l’accès aux rassemblements de masse, Krusen autorisa la tenue de la Parade des Bons du trésors de la Ville de Philadelphie comme prévu (réunissant près de 200 000 personnes – ndt). Suite à cela, au printemps 1919, il fut estimé que 12 000 personnes moururent de la grippe espagnole à Philadelphie.

Les pandémies du passé n’eurent pas le réseau de communications qu’internet nous offre aujourd’hui. Avec le virus COVID-19, nous avons été averti grâce à internet qu’une nouvelle maladie se répandait, et ce très tôt après sa découverte, alors que certains dirigeant.es dans les gouvernements minimisaient sa dangerosité. À la fin décembre 2019, le docteur Li Wenliand de Wuhan utilisa la plateforme WeChat pour avertir ses collègues médecins à l’international de l’apparition d’un virus semblable au SRAS chez certains de ses patient.es. Les autorités chinoises firent tout ce qui était en leur pouvoir pour entraver ces communications, mais à ce moment-là, il était déjà trop tard, l’alerte avait été lancée. Internet permit à l’information de se transmettre d’une personne à l’autre grâce à des témoignages de citoyen.nes et de l’information sur le terrain, ce qui permit à une certaine conscientisation face au danger de voir le jour, bien que beaucoup de gens et de gouvernements dans le monde furent plus lent à réagir.

Aux environs de l’époque où le virus fut déclaré comme étant au stade de pandémie, quand des médias, tels que Fox News, déclamaient à qui voulait l’entendre que la situation prenait des allures disproportionnées, la vérité était re-tweeté et re-posté sur les médias sociaux, la faisant apparaître de plus en plus haut sur nos fils d’actualité. Au même moment, alors que les gens avaient accès à l’information, ielles avaient également le choix de l’ignorer. Puisque de plus en plus de gens s’informent à partir des médias sociaux – où les algorithmes peuvent proposer de l’information en fonction des intérêts de la personne et exclure ce qui ne les intéresse pas – il y eut un risque que le sérieux de la situation soit perçu de manière différente dépendant de comment un.e utilisateur.trice perçoit le monde. Mais l’information vit le jour malgré tout, tout comme ces récits anecdotiques à propos de célébrités ayant contracté le virus (tel que Tom Hanks ou Idris Elba). Les récits de citoyen.nes se répandirent de plus en plus, et alors que le nombre de victimes continuait d’augmenter, ce fut au tour des médecins professionnel.les d’afficher leurs témoignages émouvants en temps réel sur Youtube, Twitter et Facebook.

Nous semblions être dans une situation sans précédent où les conversations authentiques pouvaient voir le jour. Et c’est exactement ce dont nous avions besoin pour nous rappeler pourquoi nous avons internet.

Il y a un stéréotype terrible qui entoure les usagers experts de l’internet – l’homme qui vit dans le sous-sol chez sa mère, dans la misère et la crasse, frustré contre la société et prêt à attaquer dans le dos, anonymement, dans le confort et la sécurité que lui offre son écran. Ce type de personne existe probablement, mais l’utilisateur.trice d’internet de 2020 se rapproche beaucoup plus de ce que nous sommes intimement, c’est-à-dire des êtres humains qui se tiennent au courant, s’informent et tentent de briser la solitude de nos vies en confinement.

Les trolls et les arnaqueur.es n’ont pas attendu l’apparition de la pandémie pour sévir. Ielles utilisent internet pour profiter et abuser des personnes vulnérables, et en répandant de fausses informations en les rendant virales. Mais les compagnies informatiques ont créé des mesures pour répondre et étouffer les potentiels abus. Le site d’Amazon identifie et bloque les personnes mal intentionnées qui s’approprient des stocks de vivres et besoins essentiels en grande quantité en les empêchant de revendre leurs stocks à profit. Twitter et Facebook retirent le contenu ayant un lien avec la pandémie qui pourrait causer des dégâts et des compagnies posent des actions concrètes pour enrayer l’épandage de fausses nouvelles sur le web.

Les gens se battent pour du papier toilette dans les supermarchés et les gouvernements prennent des mesures strictes et sévères contre les citoyen.nes qui brisent ou refusent la quarantaine, mais l’ambiance générale semble relativement positive sur internet, là où les gestes de solidarité se multiplient à chaque jour. Il sera intéressant d’observer si la communauté du web continuera d’agir ainsi lorsque nous pourrons retourner à la normale. Nous sommes tous.tes des participant.es (que nous le voulions ou non) à ce que le magazine The Atlantic appelle  »la plus grande expérience naturelle d’ordre comportemental au monde ».

La question que nous devons nous poser maintenant est celle-ci : pouvons-nous faire en sorte que ces changements soient permanents ? Pouvons-nous revenir à l’essence même de ce que devait être internet au départ, selon Berners-Lee ? L’année dernière, à l’occasion des célébrations du 30e anniversaire d’internet, Berners-Lee nomma la  »bataille du web » comme étant la bataille la plus importante de notre époque.  »Les citoyen.nes doivent tenir les compagnies et les gouvernements comme responsables de leurs actions et de leurs engagements prit, en leur rappelant qu’ils doivent respecter et considérer le Web comme étant une communauté globale où les citoyen.nes sont le coeur même de la plate-forme », dit-il.  »Si nous n’élisons pas des politicien.nes qui ont à coeur un Web gratuit et ouvert pour tous.tes, si nous ne faisons pas notre part pour encourager en ligne les dialogues constructifs, si nous continuons de cliquer et de donner notre consentement sans demander à ce que nos droits numériques soient respectés, nous abandonnons notre responsabilité de faire de ces problèmes une priorité aux agendas politiques de nos gouvernements. »

Si, en tant que majorité, nous refusons de voir les réalités inconfortables du Web en ne partageant de l’information que dans nos chambres d’échos, nous perdrons le progrès et les avancements faits pendant toutes ces années à un moment où soutenir une communauté numérique collaborative était encore entre nos mains.

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Lien de l’article original : https://thewalrus.ca/this-is-the-internet-we-were-promised/

Traduction : Thomas Duret

Correction : Stéphanie Duret

LA PANDÉMIE N’EST PAS UN CYGNE NOIR MAIS PLUTÔT LA PREUVE DE L’EXISTENCE D’UN SYSTÈME GLOBAL FRAGILE

Crédit photo : Michael Appleton / NYT / Redux

Nassim Nicholas Taleb dit que sa profession est  »probabiliste ». Mais sa vocation est de montrer comment ce qui est imprévisible devient soudainement probable.

Nassim Nicholas Taleb est  »irrité », dit-il à Bloomberg Television le 31 mars dernier, à chaque fois que la pandémie du coronavirus est indiquée comme étant un  »cygne noir », un terme qu’il a créé et utilisé pour identifier les événements qui sont autant rares que catastrophiques, dans son livre best-seller de 2007 du même nom. Le Cygne Noir avait pour but d’expliquer pourquoi, dans un monde connecté, nous avions besoin de changer nos manières de faire en ce qui a trait aux affaires et aux normes sociales – et non, comme il le dit récemment, de donner  »un cliché pour n’importe quels événements infortunés qui puissent nous arriver ». De plus, la pandémie était totalement prévisible – lui, comme Bill Gates, Laurie Garrett et d’autres, l’avaient prédite – c’est tout au plus un  »cygne blanc », si jamais il en est un.  »Nous avons fait connaître notre mise en garde que, effectivement, il faudrait la tuer dans l’oeuf, » dit Taleb à Bloomberg. Les gouvernements  »ne voulaient pas dépenser quelques cents en janvier; ils seront maintenant obligés de dépenser des trillions de dollars. »


L’avertissement auquel Taleb fait référence est apparu dans un article le 26 janvier dernier, article qu’il a co-écrit avec Joseph Norman et Yaneer Bar-Yam, quand le virus était encore majoritairement confiné en Chine. L’article mentionne que, grâce à une  »connectivité croissante », la propagation serait  »non-linéaire »- deux éléments-clés qui ont contribué aux inquiétudes de Taleb. Pour les statisticien.nes, la  »non-linéarité » décrit des événements qui ressemblent beaucoup aux pandémies : des conséquences disproportionnées en lien avec des causes connues (la structure et la croissance d’éléments pathogènes, par exemple), venant de causes à la fois inconnues et impossibles à connaître (le temps d’incubation du virus chez l’humain ou encore des mutations aléatoires), ou des interactions excentriques provenant de causes variées (les besoins du marché et les voyages en avion), ou encore d’une croissance exponentielle (les contacts humains dû au grand nombre de réseaux existants), ou toutes ces causes en même temps.

 »Ce sont des problèmes de ruines potentielles », peut-on lire dans l’article, là où l’exposition peut  »amener à une certaine éventuelle extinction ». Les auteurs appellent à  »réduire et élaguer les réseaux de contacts », et d’autres mesures que nous associons maintenant au confinement et à la distanciation sociale.  »Les décisionnaires doivent agir rapidement », concluent les auteurs,  »afin d’éviter l’erreur selon laquelle le réponse appropriée de l’incertitude face à une éventuelle catastrophe irréversible équivaut à de la « paranoïa » »( »Si nous avions utilisé les masques à l’époque » – fin janvier –  »nous aurions pu éviter cette paranoïa », m’a dit Taleb).

Pourtant, pour les gens qui connaissent son travail, l’irritation de Taleb peut sembler un peu forcée. Sa profession, comme il le dit, est  »probabiliste ». Mais sa vocation est de dévoiler comment ce qui est imprévisible devient très rapidement probable. Si Taleb a eu raison à propos de la propagation de cette pandémie, c’est parce qu’il est très conscient et alerte des dangers que représentent la connectivité et la non-linéarité en général, que ce soit pour les pandémies ou pour d’autres calamités miraculeuses dont le Covid-19 est un signal d’alarme.  »On me demande constamment la liste des quatre prochains cygnes noirs », me dit Taleb, et nous passons complètement à côté du sujet. D’un côté, le fait de se concentrer sur son article paru en janvier nous détourne de son objectif principal qui est de construire des structures politiques de manière à ce que les sociétés puissent supporter le choc de tels événements imprévisibles.

Bien sûr, ce qui donne des ulcères à Taleb ce sont les économistes, les représentant.es, les journalistes et les décisionnaires – les  »empiriques naïfs »- qui pensent que nos lendemains ont de très bonnes chances d’être comme nos jours passés. Il explique dans une entrevue que ce sont ces personnes qui, en consultant la  »courbe en cloche », se concentrent sur le milieu de la courbe en oblitérant totalement les  »larges extrémités » – les événements qui semblent  »statistiquement isolés », mais qui  »contribuent le plus aux résultats » en précipitant la chaîne de réaction, dit-il. (La semaine dernière, Dr Phil disait à la journaliste Laura Ingraham de Fox News qu’il faudrait ouvrir le pays de nouveau, insistant, à tort, que  »trois cent soixante mille personnes meurent à chaque année à cause des piscines, nous ne fermons par le pays pour autant ». En réponse, Taleb écrivit sur Twitter :  »Se noyer en nageant est extrêmement contagieux et multiplicatif. ») L’empirisme naïf nous place de plein pied dans  »le Cygne Noir », dans le  »Médiocristan ». Nous vivons en ce moment en  »Extrémistan ».

L’impatience de Taleb, âgé de soixante et un an, ne vient pas de nulle part. Quand il était jeune, il a vécu la guerre civile au Liban, guerre ayant été précipitée par les milices palestiniennes s’enfuyant de Jordanie pour échapper à la chute, en 1971, puis suivit des affrontements sanglants entre les chrétiens maronites et les musulmans sunnites, amenant avec eux les Shiites, les Druzes et les Syriens du même coup. Le conflit aura duré quinze ans, laissant derrière presque quatre-vingt-dix milles victimes.  »Ces événements étaient totalement inexplicables, mais des personnes intelligentes ont pensé être capables de donner des explications – après coup », écrit Taleb dans son livre Le Cygne Noir.  »Plus la personne est intelligente, plus ses arguments sembleront faire sens. » Mais qui aurait pu prédire  »que les populations servant de modèles de tolérance auraient pu devenir du jour au lendemain les peuples les plus barbares qui soit ? » Considérant les atrocités que le XXème siècle aura vu naître, la question semble ingénieuse, mais l’expérience de Taleb prend ses racines dans l’expérience de la violence elle-même. Il devint, avec le temps, fasciné, outré par les extrapolations d’une normalité illusoire – la banalité du vice.  »J’ai revu par après la même compréhension illusoire envers les succès d’affaires et dans les marchés financiers, » écrit-il.

 »Après » commence en 1983 quand, après être passé par l’université à Paris et avoir obtenu une Maîtrise en Gestion des Affaires, Taleb est devenu un courtier d’options –  »son identité primaire », dit-il. Durant les douzes années qui suivront, il fera deux cent mille transactions et examinera plus de soixante-dix mille rapports sur le risque de gestion d’affaire. Pendant cette période, il développera également une stratégie d’investissement qui permet de s’exposer à des pertes régulières, mais petites, tout en se positionnant dans une situation avantageuse en cas de gains irréguliers, mais massifs – comme un aventurier capitaliste. Il explore particulièrement les scénarios de dérivatif : les ensembles d’actions où les  »larges extrémités », la volatilité des prix, par exemple – peuvent à la fois enrichir et appauvrir les courtiers et le font de manière exponentielle plus l’échelle du mouvement est grande.

Il y a eu ces années, où, emboitant le pas au Japon, de très grandes usines américaines se sont converties au type de production  »juste à temps », qui impliquait d’intégrer et de synchroniser la chaîne d’approvisionnement afin de ne commander les produits en question seulement lorsque nécessaire, souvent en privilégiant un seul et unique fournisseur autorisé. L’idée était que de réduire l’inventaire permettait de réduire les coûts. Mais Taleb, extrapolant en se servant de son expérience de courtier à risque, croyait que de  »faire de la gestion sans coussin de protection était irresponsable », parce que les événements de  »larges extrémités » ne peuvent jamais être complètement évités. Comme énoncé dans le rapport mensuel de la Revue d’Affaires de Harvard, les fournisseurs chinois ayant dû fermer leurs portes pour cause de pandémie et cela a eu pour effet d’entraver la capacité de production d’une majorité des compagnies qui dépendaient d’elle.

L’apparition des réseaux d’information globale a amplifié les inquiétudes de Taleb. Il vit une impatience particulière envers les économistes qui virent ces réseaux comme étant stables – qui croyaient que la moyenne des pensées ou des actions, provenant d’un groupe toujours plus vaste, créerait un standard de tolérance toujours plus grand – et qui croyaient que les foules ont une sagesse, et les plus grandes foules une plus grande sagesse. Ainsi connectés, les acheteurs et vendeurs institutionnels étaient supposés produire des marchés dits  »rationnels », stables, une supposition qui semblait justifier les dérégulations des produits dérivés, en 2000, ce qui accéléra le crash de 2008.

Comme Taleb me disait,  »Le grand danger a toujours été une surabondance de connectivité. » Permettre la prolifération de réseaux globaux, autant physiques que virtuels, incorpore inévitablement des risques à  »extrémités larges » dans un système toujours plus interdépendant et fragile : on parle entre autres des agents pathogènes ou des virus numériques, ou l’exposition au  »hacking » des réseaux d’information, ou les gestions irresponsables de budget par les institutions financières ou les gouvernements d’état ou encore les attentats terroristes spectaculaires. N’importe quel événement nommé ci-haut peut enclencher une réaction en chaîne, une chute massive – un vrai cygne noir – de la même manière qu’un seul transformateur électrique peut créer une panne électrique généralisée dans un secteur.

Le coronavirus a initié un mouvement pour les citoyen.nes ordinaires dans la cohue ésotérique que Taleb décrit dans ses livres. Qui peut prédire les changements dans les pays quand la pandémie sera terminée ? Ce que nous savons, dit Taleb, est ce qui ne peut continuer d’exister tel quel. Il dit être  »trop cosmopolite » pour voir les réseaux globaux disparaître, malgré que le scénario soit envisageable. Mais il aimerait que soient créés des équivalents institutionnels des  »systèmes de sauvegarde, des protocoles gardes-fous, des disrupteurs de circuits », beaucoup d’idées qu’il résume dans son ouvrage préféré, le quatrième,  »Antifragile », publié en 2012. Pour les pays, il envisage des principes politiques et économiques qui équivalent à une de ses stratégies d’investissement : que les exécutifs dans les gouvernements et corporations acceptent qu’il puisse y avoir peu, ou moins de gains dans leurs investissements financiers, tout en se protégeant des pertes catastrophiques.

N’importe qui ayant lu les  »Federalist Papers » peut deviner où veut en venir Taleb. La  »séparation des pouvoirs » est de loin le mode de gouvernance le moins efficace ; accomplir la moindre tâche implique un procédé chronophage et complexe afin d’obtenir un consensus dans les zones de pouvoirs. Mais James Madison comprit que la tyrannie – peu importe à quel point cette idée était loin dans la tête des potentiels présidents de l’époque – était désastreuse autant pour une république que pour la condition et les droits humains, d’où la nécessité d’atténuer les éléments permettant l’élévation de sa structure. Pour Taleb, un pays antifragile encouragerait la distribution du pouvoir dans de plus petites structures, plus locales, expérimentales et auto-suffisantes – en gros, construire un système qui pourrait résister aux aléas plutôt que de s’écrouler au moindre choc. (Le terme qu’il emploie pour parler de cette distribution bénéfique de pouvoir est  »fractal ».)

Nous devrions décourager la concentration de pouvoir dans les grosses corporations,  »incluant une restriction sévère au lobbying », dit Taleb.  »Quand un pour cent de la population possède cinquante pour cent des revenus, nous avons affaire à une  »large extrémité » ». Les companies ne devraient pas pouvoir engranger des profits grâce au pouvoir du monopole,  »à la recherche de rentes » – utilisant ce pouvoir non pas pour construire, mais pour extraire une part encore plus large des surplus. Il devrait y avoir une meilleure distribution des pouvoirs d’état jusqu’à créer des gouvernements de comté, là où le contrôle et la responsabilité vont du bas vers le haut, et non l’inverse. Cela pourrait permettre à de nouvelles entreprises de voir le jour et d’encourager des méthodes d’éducation qui mettent l’accent sur  »l’apprentissage concret dans l’action et sur les apprenti.es » plutôt que sur une glorification de la certification académique pure et dure. Il pense ainsi que  »nous devrions avoir une Journée Internationale de l’Entrepreunariat ».

Cela dit, Taleb ne croit pas que les gouvernements devraient abandonner les citoyen.nes touché.es par des événements qu’ielles ne peuvent aucunement anticiper ou contrôler. (Il dédie son livre  »Skin in the Game » paru en 2018, à Ron Paul et Ralph Nader.)  »L’État », dit-il,  »ne devrait pas vous faciliter la vie, comme une mère libanaise, mais devrait pouvoir intervenir et vous aider en cas de crise, comme un riche oncle libanais. » En ce moment, par exemple, les gouvernements devraient, bien sûr, envoyer des chèques aux citoyen.nes sans emploi et aux travailleur.es autonomes. ( »Vous ne sauvez pas les compagnies, vous sauvez les individus. ») Taleb proposerait également un revenu minimum garanti, comme le suggère Andrew Yang, qu’il admire et a soutenu par le passé. Mais surtout, les gouvernements devraient être les assureurs principaux de la santé, bien que Taleb préfère ne pas avoir une assurance santé contrôlée par le fédéral mais plutôt par les gouvernements provinciaux, comme au Canada. Et, tout comme les dirigeant.es de compagnies fournisseuses, le gouvernement fédéral devrait créer des fonds pour empêcher que les systèmes de santé publiques soient en crise :  »Si le gouvernement peut dépenser des trillions de dollars pour entreposer des armes nucléaires, il se doit alors de dépenser des dizaines de milliards de dollars pour entreposer des ensemble de tests médicaux et des respirateurs artificiels. »

Du même coup, Taleb s’oppose catégoriquement à ce que les États puissent s’endetter de manière aussi colossale. Il pense que, au contraire, les riches devraient être taxé.es de manière aussi disproportionnée que nécessaire,  »mais aussi localement que possible. » La solution est de  »construire quand il y a abondance, » quand l’économie est florissante, et ainsi réduire la dette, ce qu’il appelle  »la dépossession intergénérationnelle ». Les gouvernements devraient alors encourager le développement de diverses normes de gestions gouvernementales : créer des frontières politiques, jusqu’au municipal, qui, dans le cas d’une urgence épidémique, pourraient être fermées ; forcer les banques et les corporations à avoir une plus grande réserve de liquidités de manière à ce qu’elles soient indépendantes en cas de trop grande volatilité ; tout en s’assurant que la fabrication, le transport, l’information et le système de santé aient suffisamment de matériel entreposés pour tenir le coup. ( »C’est pourquoi Mère Nature nous a donnée deux reins. ») Taleb est particulièrement en faveur d’entraver tout  »aléa moral », prenant en exemple les banquiers devenant riches en pariant, et perdant, avec l’argent des autres.  »Dans le code d’Hammurabi, si une maison s’écroule et vous tue, l’architecte sera mis à mort, », me dit-il. En équivalence, n’importe quelle compagnie ou banque qui reçoit l’aide du gouvernement doit s’attendre que ses dirigeant.es soient renvoyé.es et les actions vendues, en cas de faillite.  »Si l’État vous aide, ce sont les payeurs de taxes qui vous possèdent. »

Certains des principes de Taleb semblent être à peine plus que des expériences de pensées ou ne sont pas toujours compatibles les unes les autres. Comment pouvons-nous taxer plus localement, ou fermer les frontières d’un village ? Si les payeur.es de taxes possèdent les actions d’une société, cela signifie-t-il que les compagnies pourraient être nationalisées, fragmentées ou même régulées sévèrement ? Mais de demander à Taleb de décrire l’antifragilité de toutes les manières possibles revient à demander à Thomas Hobbes de résumer la souveraineté en une phrase. Le défi le plus important est de comprendre le danger pour lequel les solutions politiques doivent être conçues ou improvisées; la société n’a pas à endurer les résultats d’une gestion gouvernementale complaisante. « Il semblerait plus efficace de rentrer chez soi en voiture à deux cents milles à l’heure », m’a dit Taleb. « Mais il y a des chances que vous n’y arriviez jamais. »

https://www.newyorker.com/news/daily-comment/the-pandemic-isnt-a-black-swan-but-a-portent-of-a-more-fragile-global-system

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Traduction : Thomas Duret

Lien de l’article original paru le 21 avril 2020 :

https://www.newyorker.com/news/daily-comment/the-pandemic-isnt-a-black-swan-but-a-portent-of-a-more-fragile-global-system